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L’OCÉAN NOIR, À LA CROISÉE DE LA PETITE ET DE LA GRANDE HISTOIRE
Virginie Andriamirado
Avec L’Océan Noir, William Adjete Wilson aborde chronologiquement, depuis le XVème siècle jusqu’aux années 2000, l’aventure des Noirs d’Afrique et des diasporas des Amériques et d’Europe. Ce travail dans lequel l’artiste a mis beaucoup de lui-même a donné lieu à un livre et à la réalisation de 18 tentures appliquées réalisées au Bénin à Abomey. Fruit d’un long cheminement artistique et personnel, L’Océan Noir est un beau travail de mémoire où la petite histoire rejoint la grande histoire.
« Emporté par le flot inexorable du temps, le voyageur se dirige vers le passé. Il sillonne l’océan Atlantique à la recherche de l’histoire de ses origines, au travers de celle de trois continents (p.14) ». Ainsi s’ouvre le premier chapitre de L’Océan noir dans lequel William Wilson évoque l’histoire des peuples noirs, commune à tous, tout en racontant sa propre histoire. L’Océan noir revient sur « les liens qui ont uni et désuni durant plus de cinq siècles, l’Europe et l’Afrique ». Des premiers voyageurs européens, aux rois africains, en passant par les marchands d’esclaves et leurs captifs dont on retrouve les descendants aux États-Unis, sans bien sûr contourner la période coloniale, ce livre traverse l’histoire du monde sous le prisme de l’homme noir. En un parallèle subtilement imbriqué dans la grande histoire, l’artiste franco-togolais ajoute son propre témoignage « aux mémoires dispersées », donnant à son œuvre une profonde dimension autobiographique. « J’ai depuis de longues années écrit-il, le désir de raconter l’histoire qui relie mes ancêtres africains à mes ancêtres européens, à travers les siècles. C’est aussi une manière de concilier ces deux origines qui cohabitent en moi, de mieux les comprendre et de faire partager cet héritage singulier. (p.16) ».
L’Océan Noir est né d’un projet qui lui tient à cœur depuis longtemps mais qu’il aura mis plusieurs années à mener à bien. « J’avais depuis longtemps l’idée de faire un livre, un journal par rapport à mon histoire personnelle avec l’Afrique. J’avais commencé mais c’était très dispersé ». Il lui aura fallu mûrir son désir de mettre en mots l’histoire de sa famille en l’inscrivant dans la grande histoire mais aussi trouver l’axe vital lui permettant de créer autour de cet Océan Noir une œuvre plastique. Ce long étirement du temps avant la réalisation du projet, aura sans doute joué en sa faveur lui permettant d’affiner son propos et de trouver la bonne tonalité tant au niveau de l’écriture que de son approche esthétique.
Un aboutissement personnel et artistique
Désireux de travailler sur des tentures appliquées dont les artistes de l’ancien royaume du Danxomé (actuel Bénin) ont fait la gloire et dont les héritiers perpétuent, depuis le XIIème siècle, une pratique artistique toujours vivante, William Wilson a travaillé à Abomey (capitale de l’ancien royaume) où il a effectué six longs séjours de l’automne 2007 à l’automne 2008.
Au final, il aura dessiné sur place dix-huit tentures, réalisées avec les artistes d’Abomey, selon la technique traditionnelle des tentures appliquées, chacune d’entre elles évoquant une page de l’odyssée du peuple noir.
Revenant sur la réalisation de ses tentures, l’artiste précise qu’il avait au préalable commencé des croquis dans son atelier parisien dont il n’était que moyennement satisfait. « Ce n’est qu’une fois arrivé au Bénin que le déclic s’est produit », l’immersion dans l’environnement d’Abomey avec toute la charge artistique et historique qui imprègne encore aujourd’hui la ville, ayant été nécessaire à son inspiration.
Le travail avec les artisans d’Abomey, habitués à travailler à la commande s’est mis en place petit à petit. « Ils leur manquaient au départ les données culturelles et historiques pour bien appréhender le sens de ma démarche. Au début, la brodeuse faisait systématiquement des sourires aux personnages que je dessinais ! Mais ils ont peu à peu pris du plaisir à travailler sur ces fresques sentant que le travail était différent de ce qu’ils faisaient d’habitude. Les pictogrammes, présents dans mes dessins, leur étaient familiers et ils comprenaient bien que j’utilisais cette technique dans la même idée que les arts de cour de l’époque, liée à la représentation historique et à la mise en scène du pouvoir (…) La réalisation du prototype s’est bien passée mais les copies, réalisées en six exemplaires, ont été plus difficiles à effectuer, les artisans n’étant déjà plus dans l’euphorie de la création ».
L’Océan Noir est tant dans sa conception plastique que littéraire, le fruit d’un aboutissement qui s’inscrit à la fois dans une recherche historique et culturelle et aussi dans un long cheminement personnel au cours duquel William Wilson a dû combler des vides et répondre à certaines questions intrinsèques à son parcours personnel. L’œuvre réunit les pièces d’un puzzle épars qu’il serait enfin parvenu à rassembler au fil des années, trouvant le juste équilibre, dans l’écriture, entre la forme autobiographique et la dimension universelle. « L’Océan Noir est une réponse au malaise ressenti dès l’enfance. Dans ce projet, tout s’est mis à correspondre : le personnel ; l’artistique, le fait de faire ça là-bas avec une technique elle-même déjà métissée ».
De même dans sa démarche plastique, l’artiste a revisité son univers pictural, retrouvant dans d’anciennes toiles des figures auxquelles il a redonné vie dans ses tentures. « Quand je me suis retrouvé au pied du mur après plusieurs années de gestation du projet, je me suis rendu compte qu’il fallait que je me retourne sur ce que j’avais déjà fait et que je prenne des choses de mon univers. Dans la toile Fuite et exil figure un personnage resurgi d’un tableau datant de 1991. Après bien des tâtonnements, j’ai réalisé que j’avais déjà tous les éléments présents dans mes travaux antérieurs. Il suffisait d’aller les rechercher ».
Cette réécriture, plus synonyme de re-création que de répétition, traduit la densité de son alphabet pictural et la capacité de Wilson à réinventer son œuvre en allant puiser au fond de l’univers, ses éléments fondateurs. On les retrouve plus prégnants que jamais dans L’Océan noir à travers les compositions en rébus et la poésie de ses personnages à la caustique hybridité. Reprenant la forme classique d’un damier de douze rectangles, la toile Les rois du Danxomé rendhommage aux douze rois de la dynastie des Houégbadjavi tout en se détournant de la représentation de leurs insignes très connues à Abomey. Wilson les réinvente avec ses propres figures. Si les images ainsi composées évoquent un pan précis de l’histoire d’Abomey, la liberté qu’il prend à l’égard des figures traditionnelles laisse au spectateur la possibilité de voguer à travers la toile et d’y projeter ses propres histoires. L’œuvre, si didactique qu’elle soit par certains aspects, reste ouverte et affranchie des contraintes narratives inhérentes à son approche historique.
Une œuvre à deux voies
Avec L’Océan Noir, William Wilson a relevé un défi dont il n’avait pas eu forcément conscience au début de son projet. L’artiste étant le plus souvent et par essence seul devant son œuvre, la réalisation des tentures dans le cadre d’un travail d’équipe ne pouvait que perturber ce regard solitaire et essentiel à la conception de l’œuvre. Il lui a fallu intégrer à sa création l’intervention des artisans qui, si elle avait pour règle de respecter l’exigence artistique de l’œuvre, devait aussi se plier aux impératifs pratiques de sa réalisation. L’artiste reconnaît avoir dû « relativiser son style artistique personnel, l’intervention des artisans influant sur le résultat final. Il m’a fallu m’adapter à un savoir faire, à des conditions de travail et de vie particulières, tout en essayant de maintenir une cohérence, qui parfois échappait à mes partenaires » (p. 71). Et cette cohérence maintenue dans une approche plurielle de l’œuvre ajoute à sa portée et fait sens par rapport à son sujet même.
S’ils peuvent exister l’un sans l’autre, le livre et les tentures de L’Océan Noir sont bien sûr complémentaires. La vision des tentures grandeur nature permet de prendre la mesure du travail artistique et de mieux en ressentir les images symboliques. Quant au texte, il en dit long sur l’investissement intime de l’auteur dans ce projet qui peut apparaître comme un nécessaire travail de mémoire et un salvateur travail sur soi. Le fait que ce texte existe et soit présenté parallèlement aux tentures, est pour Wilson un aboutissement. Dans cette mise en œuvre et en mots de sa prise de conscience du poids de l’Histoire sur son histoire personnelle et sur la construction de son identité, se dégage une sorte d’urgence à dire. « Lorsque j’ai découvert l’Afrique, les conséquences de cette histoire ont pesé lourdement. Dans la quête de valorisation de mes origines, je me suis souvent trouvé dans une situation paradoxale. p.43 ».
Au-delà de l’important travail documentaire qu’il suppose et de son approche historique, le texte traduit un sensible travail d’introspection grâce auquel l’artiste a pu exhumer ses propres contradictions mais aussi les blessures paternelles, la réserve de ses grands-parents respectifs à l’union de ses parents ou encore l’implication de certains de ses ancêtres africains dans la traite. « Me découvrir coupable m’a rendu innocent, me savoir issu d’une histoire d’inhumanité m’a rendu mon humanité (p.37) ». Cet héritage passé, dans sa richesse et sa complexité, s’il a pu engendrer des fêlures paradoxales, a nourri son univers et son imaginaire lui ouvrant sans doute les voies de la création. « Tant qu’à être renvoyé sans cesse à mon image de Noir, avec tous les préjugés et les paradoxes qui vont avec, c’est par les images et l’imaginaire que j’ai tenté de résister à la dislocation. Qui mieux que l’artiste, est capable d’exprimer le droit à la différence et à la ressemblance ? (p.81) ».
Sans doute est-ce aussi pour cela qu’il s’est toujours situé « hors de tout », refusant de s’inscrire dans un quelconque courant et contournant les expositions collectives estampillées « Afrique », où il avait le sentiment d’être sollicité pour de mauvaises raisons liées à sa présupposée africanité.
William Wilson se livre dans cet ouvrage tout autant qu’il livre certaines clés de sa démarche artistique sans pour autant la dénaturer. Les toiles sont décryptées de manière pédagogique, de même que sont expliqués les pictogrammes présents sur chacune d’entre elles, introduits « pour donner une sorte d’éclairage à la tenture ». En exergue de chaque page, une citation de Franz Fanon élargit le propos et accompagne la réflexion. Ce livre « hors norme », publié dans une collection jeunesse qui lui a donné carte blanche, fera sans doute date dans la bibliographie de l’auteur qui a régulièrement travaillé pour les collections jeunesses, parfois moins frileuses que d’autres plus généralistes. L’artiste précise qu’il avait en vain proposé ce livre à d’autres éditeurs dont certains lui ont signifié une fin de non recevoir pour des raisons « limites », l’un allant même jusqu’à dire que le lectorat visé par son projet « n’était pas solvable » ! Au-delà de sa nécessaire pédagogie, l’ouvrage, de par son sujet, sa transversalité et ses divers registres de lecture s’adresse à tous, tant par sa forme que par son sujet, dont il est bon de rappeler qu’il constitue une part essentielle de notre histoire commune.
L’artiste souhaiterait faire tourner ses tentures dans tous les océans noirs et bien sûr en Afrique. La série complète des toiles a été exposée pour la première fois à St Malo au festival Étonnant Voyageurs (1). De bons contacts sont en cours aux États-Unis et une tournée française est prévue pour 2010 (2). Reste à explorer les pistes africaines où ce travail ne pourrait que trouver de puissantes résonances. Étendu sur un an et demi, durant lesquels il a fait vivre sept personnes à Abomey, il a par ailleurs motivé l’ouverture d’un atelier sur place avec un artiste béninois Yves Apollinaire Pèdé, dans le but de valoriser « le savoir-faire exceptionnel des artisans locaux qui se perd parfois dans des commandes sans intérêt ».
Wilson, même s’il aspire à revenir à la sculpture, n’exclut pas de poursuivre un jour ce travail. « l’Histoire étant loin d’être terminée ».
De cette re-découverte de l’Afrique et d’une part de lui-même, l’artiste reconnaît avoir « renouvelé l’histoire qu’il s’est racontée à lui-même et qui pourrait être un peu le roman de sa propre vie ».
Virginie Andriamirado
(1). Festival Étonnants Voyageurs, 2ème édition, 30 mai au 1er juin 2009 (2). Expositions et évènements autour de l’Océan noir : - 29 novembre 2009 : Signature du livre L’océan noir au Salon de Montreuil de 10h à 12H30 - 30 novembre. Vente aux enchères « Art contemporain africain » à « L’Atelier Richelieu » à Paris d’une série complète de l’Océan Noir. La série dite « ASAF0″ - 23 novembre-17 décembre 2009. L’Océan Noir au Collège Jules-Verne Déville-lès-Rouen. France, (Exposition, ateliers). - Conférences au Musée du quai Branly autour de l’Océan noir dans le cadre de l’exposition Artistes d’Abomey : Dimanche 13 décembre à 16h, Mardi 22 décembre à 15h30, Dimanche 3 janvier 2010 à 16h 4 tentures seront exposées dans le Salon de lecture du 11 décembre au 5 janvier 2010. - 9 janvier-16 avril L’Océan Noir dans le cadre de « l’exposition de 12 artistes d’origines africaines ». A Collective Diary, an african contemporary journey au « http://www.williamwilson.fr/ww/index.php/2020/02/22/www.herzliyamuseum.co.il/%20english/homepage » près de Tel Aviv Israel. Commissaires Simon Njami et Mikaela Zyss - 4 Février-30 mai 2010 à la « http://www.fondationblachere.org/ » à Apt France. - du 23 janvier au 13 Février 2010 au centre Culturel Jean Cocteau, Les Lilas - 22-28 mars 2010 au « http://www.salonlivre-vernon.org/auteurs2010.html » dans L’Eure. Exposition, ateliers, rencontres, signatures. - du 02 au 30 avril 2010 exposition, lectures et workshops au « http://textilegallery.unl.edu/ », Lincoln University Nebraska USA - À confirmer : Musée d’Aquitaine Bordeaux, en cours de négociation pour mai 2010
Les citations de William Wilson sont extraites du livre L’Océan Noir et d’un entretien réalisé avec lui en juillet 2009. L’Océan Noir, William Wilson, Ed. Gallimard Jeunesse/Giboulées, 2009